Maintenant, tu allumes une cigarette. T'as fait ça machinalement. Ton mec a sorti son paquet de Drum et s'en est roulé une, avant de l'allumer devant toi. Alors machinalement, t'as fait la même chose. C'est pas comme si ce matin tu t'étais levé avec des oursins dans la gorge, la toux grasse et la voix de Jeanne Moreau. Entre deux quintes tu t'étais même écrié que c'était complètement idiot de fumer comme ça. Qu'il faudrait vraiment que tu t'arrêtes, parce que toutes les raisons qui poussent à fumer sont forcément mauvaises. Mais voilà, il fait tellement bon sur cette terrasse. Et puis merde. T'as eu une journée suffisamment chiante comme ça. Tu mérites bien une petite transgression. Ce sera la seule de la soirée, promis. Il y en aura peut être deux ou trois qui suivront, mais pas plus.C'est pas ça qui va te tuer, pas vrai?
Tu viens de vider ton verre de rosé. C'était le troisième. D'ailleurs tu le sens, t'as un peu la tête qui tourne, et tu as vaguement l'impression de rire trop fort a des vannes pas forcément drôles. Le mieux c'est de s'arrêter maintenant, avant de perdre le contrôle. En plus demain, tu dois te lever. Et tu sais pertinemment que la gueule de bois au rosé ne te réussit vraiment pas. Non, tu ne te resserviras pas. Jusqu'à ce qu'on te propose un nouveau petit coup. Le mouvement de ta main vers le verre est hésitant, mais seulement pendant une fraction de seconde. Finalement, réponds avec assurance: "oui, merci". Après tout, t'es avec tes amis, l'ambiance est bonne. Ce serait dommage de ne pas profiter de ce moment de convivialité. Puis ce petit verre en plus ne te fera guère de mal. Au pire, il accentuera à peine l'état cotonneux dans lequel tu te trouves déjà. Pour une fois que tu peux te détendre, te laisser aller, tu vas pas t'en priver.
Dans ton petit carnet, tu tiens consciencieusement la liste des bouquins qu'il faudrait que tu lises et des films qu'il faudrait que tu voies. Tu y tiens à cette liste. Tu n'aimes pas quand on te demande ton avis sur une œuvre et que tu doives avouer que non, tu ne la connais pas. Ça te donne l'impression de n'être qu'une coquille vide. Vieux complexe qui vient d'on ne sait ou. Alors tu tiens ta liste le plus à jour possible. Tu la travailles, tu la hiérarchises. Et surtout, tu n'oublies pas de la prendre avec toi quand tu vas à la médiathèque. Tu es tellement fier quand tu rentres chez toi, les bras chargés d'un tout petit morceau du patrimoine littéraire mondial. Tu vas pouvoir combler une part du vide qui t'habite. Enfin. tu vas même t'installer confortablement, avec une tasse de thé fumant. Rien ne pourra te déranger. A part peut être... la télécommande, à portée de main. C'est vrai que tu ne la regardes pas très souvent la télé. Puis ce bouquin, il m'a l'air sacrément compliqué. Surtout pour quelqu'un comme toi, qui a la tête encombrée par tous ces soucis. Rendre, l'espace d'une heure ou deux, son cerveau disponible, est ce si mal? Hemingway pourra attendre, non?
T'es assis devant l'écran de ton ordinateur. Tu as 14 mails à traiter. Tu n'as pourtant aucune envie de le faire, parce que tu sais que tu vas répondre 14 fois la même choses à 14 personnes qui ne se satisferont pas de ta réponse. Tu ouvres le premier mail. Tu n'as lu que la première ligne que déjà tu t'ennuies. Les mails attendront. Tu regarde ta 'to do list', tu as peut être quelque chose de plus attirant à faire. Des rapports à finaliser. Des tableaux à compléter. Des données à saisir. Et aucune envie de faire la moindre de ces choses. Mais faut bien commencer quelque part, alors tu ouvres le premier fichier excel qui te passe sous la main, et tu le regardes fixement, en te concentrant sur la migraine que tu sens arriver au grand galop. Tu peux pas faire ça toute ta vie, c'est pas possible. Tu avais d'autres ambitions, d'autres projets. C'est pas ça que tu voulais faire, c'est pas toi. Et te voilà avec ton tableur et ton mal de crâne. C'est pas que tu as renoncé, non. C'est juste que tu as besoin d'un peu de répit. Tu repartiras sur le champ de bataille plus tard. Pour le moment, tu veux juste profiter de la paix relative du tableur excel et de la paye qui tombe à chaque fin de mois. Tu ne vois pas ou est le problème. Vraiment pas. D'autant que tu n'as pas renoncé à tes projets. Non, tu y penses. Tu te dis juste que c'est pas le moment. Qu'il faut penser à sa sécurité, à son avenir., quitte à y laisser quelques morceaux de son âme en cours de route.
Le quotidien comme excuse: la mort à petit feu. Il faut que je pense à me réveiller.
Encore une petite tranche de brie ?
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